Dans la continuité de nos Lettre Économique n°63 du 8 octobre, n°64 du 16 octobre, n°65 du 25 octobre, et n°66 du 3 novembre, nous poursuivons aujourd’hui en examinant la mise en œuvre effective de la concurrence dans les trafics voyageurs.
La segmentation actuelle des dessertes voyageurs
Le régime de concurrence n’est pas naturel, mais construit à coups de règlementations (c’est en fait plus d’État) et de segmentations pour définir des marchés sur lesquels on va prétendre faire jouer une « concurrence libre et non faussée ». Ces segments de dessertes voyageurs sont aujourd’hui les suivants :
1. les trains à grande vitesse (TAGV), correspondant pour le Groupe SNCF aux InOui, Ouigo, aux filiales Thalys, Eurostar, Izy, Lyria, Alleo, NTV (en Italie), etc. C’est l’armature du modèle SNCF. Ces trafics dépendent de lignes à grande vitesse (LGV) pour tout ou partie du parcours. Ils sont censés être en concurrence sans aides publiques : l’open access.
2. Les Intercités, qui sont les relations sur voies classiques, conservées car une alternative TAGV n’est ni sensiblement avantageuse pour les usagers de ces lignes, ni suffisamment rentable pour la SNCF. Ce sont le Paris-Orléans-Limoges-Toulouse et le Paris-Clermont. Elles aussi sont en open access.
3. Les trains d’équilibre du territoire (TET), qui sont les Intercités que la SNCF estime trop déficitaires et qu’elle n’a pu refourguer aux nouvelles grandes Régions dans le cadre des TER (comme les Paris-Le Havre, Paris-Cherbourg et Paris-Granville, placés sous l’autorité de la Région Normandie).
Face aux dénigrements, un peu de second degré ne fait de mal !
Dans la logique bruxelloise, ils doivent être identifiés comme obligation de service public, être sous l’autorité de l’entité publique qui les demande (ici l’État, puisque l’échelle est inter-régionale), et soumis à concurrence par appel d’offres. Concerne aujourd’hui les Nantes-Bordeaux et Nantes-Lyon.
4. Les trains express régionaux (TER) et Transilien pour l’IdF, qui ne peuvent exister que subventionnés. Ce sont les Régions qui les organisent et la concurrence s’exerce par appels d’offres pour choisir l’exploitant qui devra exécuter les services décidés au meilleur coût. Cette conception exige que l’ensemble des éléments du service ferroviaire (jusqu’à la gestion de l’infrastructure dans certains cas) soient délimités pour confier à l’exploitant un ensemble complet. On recrée en fait des mini-réseaux à des échelles qui font perdre l’avantage de la mutualisation nationale qu’organisait la SNCF (notamment pour l’utilisation et la maintenance du matériel).
Effets de la concurrence sur le segment des TAGV
Contrairement à l’image du « privé » efficace qui viendrait bousculer le « public » gouffre à subvention, il faut comprendre que ce sont les compagnies nationales historiques, toutes publiques et disposant de leur parc en propre, acquis sous le régime antérieur de la coopération, qui vont se faire concurrence, via des filiales ou des « alliances ». En France ce seront Eurostar, Thalys, Alleo (les TGV France-Allemagne par Strasbourg), Ly-ria pour la Suisse, Thello (filiale de Trenitalia), la RENFE espagnole, etc., qui viendront avec leur maté-riel/personnel proposer des dessertes concurrentes aux InOui et Ouigo de l’entité historique SNCF.
Comme dans l’aérien, la différence se fera, en voyages affaires et privés, sur les horaires, sur ce que le marketing aura fait croire que le client est plus « roi » ici que là, et sur la capacité de modifier facilement un voyage (donc la fréquence d’une desserte donnée ou la capacité de transférer un billet d’une compagnie sur le train suivant d’une autre). Pour les voyages loisirs, le modèle low cost sera privilégié (tous les éléments du voyage se payent selon un barème d’options, les billets ne sont ni échangeables ni remboursables, les tarifs sont incompréhensibles et imprévisibles).
Mais surtout, les concurrents ne viendront que sur les dessertes les plus fréquentées et rentables, et voudront tous les meilleurs sillons horaires. Pour résister avec des offres de même niveau de prix, la SNCF ne pourra plus penser son activité TGV selon une péréquation entre les dessertes rentables et celles qui ne le sont pas isolément (mais qui ont une valeur globale à l’échelle de l’ensemble des dessertes d’un zone géographique). Ce qui induira deux évolutions : un écrémage des trafics avec la baisse forte voire l’abandon de certaine des-sertes (notamment les arrêts intermédiaires qui seront renvoyés sur des correspondances TER aux gares principales encadrantes). Et des accords entre compagnies pour l’échange d’un billet de l’une avec celui de l’autre qui opère le train suivant ou précédent. On recréera alors à l’intérieur d’un système concurrentiel, la mutualisation de l’offre qui était l’avantage premier du mono-pole antérieur. Mais cette fois avec de forts coûts de transaction (cf. la Lettre Économique n°64).
Quant aux salariés, que ce soit pour le modèle low cost ou le modèle « tous services », la pression sera forte pour toujours plus de flexibilité, d’amplitudes horaires importantes et de baisse des rémunérations (soit la baisse des salaires soit celle des cotisations sociales, qui ne sont pas des « charges » mais une rémunération). Le consommateur comme le salarié y perdent. Seuls les détenteurs du capital toucheront leurs dividendes (cf. la Lettre Économique n°64).
Effets de la concurrence sur le segment des Intercités ?
Ici, c’est probablement sur le mode Meccano® (acheter aux différents négociants de moyens de production de quoi faire une prestation globale) que des concurrents viendront, comme l’Allemand FLIXTRAIN qui ambition-nait d’offrir des alternatives par train classique, aux relations TGV de la SNCF (Paris-Bordeaux, Paris-Lille, Paris-Lyon, …). Son retrait au prétexte de Covid-19, semble plutôt motivé par l’appel du pied aux autorités françaises de prévoir de meilleures primes à l’entrée sur le marché (l’ART cherche à imposer des avantages aux nouveaux entrants pour créer le marché). Le modèle FLIXTRAIN est la transposition au ferroviaire des autocars non régulés (les « cars Macron »), dont on voit aujourd’hui, moins de 5 ans après leur création, qu’ils ont abouti à des faillites et une concentration autour de 2 opérateurs : l’ogre FLIXBUS (qui a racheté puis liquidé EUROLINES-ISILINES) et le petit poucet BLABLABUS (ex OUIBUS+STARSHIPPER de la SNCF), avec des prix qui ont remonté. Concrètement, c’est l’« ubérisation » où des entrepreneurs « indépendants » doivent passer par les fourches caudines des plateformes Internet (canal unique de diffusion), seul investissement assumé par l’opérateur, qui fait en revanche remonter à lui l’essentiel des bénéfices. C’est du dumping social puissance 10.
A noter ici que face à l’attrition des dessertes directes en TAGV (et donc la multiplication de destinations avec une ou plusieurs correspondances), il pourrait bien réapparaître un ensemble de relations par trains classiques, mais pensées ligne par ligne, par des opérateurs différents, et donc sans effet de réseau.
C’est dans ce segment aussi qu’une expérience inédite est annoncée : la Société Coopérative d’Intérêt Commun (SCIC) RAILCOOP qui, également sur un mode Meccano®, veut relancer le Bordeaux-Lyon dans un premier temps, voire ensuite Thionville-Lyon ou Rennes-Nantes-Bordeaux-Toulouse. On est ici à l’intersection des Inter-cités et des TET. Ainsi par exemple, le Thionville-Lyon est autant dans les études de l’Etat pour les TET que dans celles de RAILCOOP en open access. Techniquement, ce sont les mêmes natures de dessertes, certaines (Intercités) étant classées gérables par les mécanismes du Marché, alors que les autres (TET) sont considérées d’emblée comme non rentables. Ceci montre l’arbitraire de la segmentation des différents marchés, et, selon la manière avec laquelle des Intercités nouveaux verraient le jour (tendance FLIXTRAIN ou équivalent, ou tendance RAIL-COOP ou équivalent) les frontières pour l’essentiel dogmatiques pourraient bouger.
Effets de la concurrence sur le segment des TET ?
L’État a initié un premier appel d’offres pour Nantes-Bordeaux et Nantes-Lyon, dans une incohérence totale. Pour promouvoir la concurrence, il ne faut pas que la SNCF l’emporte, mais pour que des concurrents viennent, il faut rendre la mariée attractive. On a laissé la SNCF se débarrasser de matériel classique, mais dans le même temps, pour espérer développer des relations au-delà des deux citées (et qui semblent promises à Transdev ou Regioneo), on réfléchit à commander du matériel neuf qu’on remettra au concurrent victorieux (notamment pour une relance des trains de nuit). Ou encore, on adaptera la durée de la concession pour garantir à l’exploitant le retour sur investissement avec marge.
On fera donc pour le concurrent privé ce qu’on a refusé à la SNCF !
Or la logique de l’attributaire sera de ne faire que le minimum contractuel et de demander une indemnisation à l’autorité organisatrice (ici l’État) pour toute adaptation de l’offre qui serait nécessaire, ou pour toute condition d’exploitation qui ne serait pas nominale (perturbation des travaux de maintenance par exemple). Côté client, le service ne sera sans doute pas meilleur, tout le « jeu » consistant à l’attribuer à la responsabilité d’un autre.
Côté salarié, ce sera une fois de plus flexibilité, polyvalence, amplitudes accrues, et restrictions salariales.
Effets de la concurrence sur le segment des TER & Transilien ?
Ici, la grande foire des appels d’offres a commencé. Ils portent sur des bouts de réseaux TER ou de lignes Transi-lien que l’on peut « détourer » et rendre le moins interdépendants du reste, afin de mettre l’opérateur choisi dans la situation la plus confortable (en termes de perturbations extérieures, de standardisation des modes de gestion de ses moyens, etc.). La SNCF, qui restera l’opérateur de ce qui n’est pas encore mis en concurrence, se récupérera toutes les contraintes induites par la démutualisation des dessertes et on pourra vanter les bienfaits de la concurrence sur l’archaïque monopole...
L’enjeu central, ici, est le transfert des personnels affectés aux services mis en concurrence (comme pour un marché de nettoyage ou de gardiennage), avec un affrontement entre l’autorité organisatrice et la SNCF pour arrêter le nombre des salariés transférables (l’AO tirera toujours vers le bas car c’est la masse salariale qui déterminera grandement la capacité des concurrents à faire un « meilleur » prix que la SNCF, et la SNCF cherchera à refourguer un maximum d’agents en cas de perte du marché). L’arbitrage se fait par l’ART (puis éventuellement le juge administratif). Dans un second temps, pour les personnels qui seront transférés, ce sera la perte du régime statu-taire.
Et pour casser rapidement les restes du corps social cheminot, les Régions et la SNCF prétendent que pour con-courir, il faut une entité autonome (voire une société distincte comme l’exige Haut-de-France), conduisant à ce que même la SNCF ne répondra pas elle-même mais par une filiale dans laquelle seront transférés les cheminots (avec perte du Statut dans les 15 mois maximum). Enfin, c’est sur ce segment des TER que la concurrence va pou-voir concerner aussi la gestion de l’infrastructure (cf la Lettre Economique n°66).
Les effets de la concurrence globalement sur le système ?
L’attrition des relations directes en Grandes Lignes, devrait globalement rendre de nombreuses dessertes plus longues, avec plus des correspondances (statistiquement source d’aléas). D’autant que chaque segment (TAGV, Intercités, TET, TER, Transilien) a ses autorités organisatrices propres, aux logiques différentes.
Ensuite, le système sera plus rigide. Par exemple, se sont aujourd’hui 85 gareurs/dégareurs SNCF répartis en 3 équipes, qui amènent les rames des quais de Gare du Nord à l’atelier du Landy pour leur maintenance et ramè-nent en gare les rames prêtes pour le service. Toutes les rames : InOui/Ouigo, Thalys/Izy, Eurostar, TER Haut-de-France (dessertes vers la Picardie), etc. Avec la multiplicité des exploitants, ce seront autant d’équipes diffé-rentes, propres à chacun, et aucune souplesse pour entrer et sortir de l’atelier (aucun concurrent n’acceptant de perdre 2 minutes sur la mise à quai de son train pour éviter à un autre d’en perdre 20). D’où plus de retards impor-tants de mises à quai, à prévoir.
Ensuite le système globalement coûtera plus cher car il faut recréer pour chaque segmentation une ligne de com-mandement et des ressources propres. Au lieu d’une mutualisation des lignes B, H et K sur le réseau nord-transilien, qui permet le cas échéant d’envoyer sur la B un conducteur de réserve de la H, on aura un plantage sur la B et un conducteur de réserve inutilisé sur la H !
Enfin les incidents en ligne (sanglier percuté ou arrachement de caténaire, pour évoquer des cas récents) auront des effets toujours plus délirants. Dans le passé, la SNCF aurait envoyé une rame thermique régionale récupérer les voyageurs d’un TGV en détresse, pour les ramener à la gare suivante permettant de les remettre sur les trains non perturbés. Aujourd’hui, entre la SNCF qui exploitera le Paris-Nice en Ouigo, Transdev ou Regioneo qui ex-ploiteront certaines lignes TER, une filiale commune KEOLIS-SNCF qui exploitera d’autres lignes TER, Thello qui exploitera un Lyon-Gênes par Vintimille, chacun restera sur son contrat et n’ira pas secourir l’autre. D’où des transbordements rocambolesques par autocar, voire carrément la nuit passée dans le train...
Le cas RAILCOOP
Dans ce contexte, RAILCOOP veut repenser l’accès au train en supprimant les barrières du modèle actuel : réservation, "yield management" (gestion des remplis-sages par le prix qui varie en fonction de moulinettes informatiques assises sur des modélisations de fréquentation selon de multiples critères), massification, etc. RAILCOOP y oppose un tarif clair et unique, pas de réservation obligatoire, possibilité de monter et de payer son billet à bord sans supplément, une partie fourgon pour que les colis encombrants ne soient pas un frein à l’usage du train, des agents de bord qui seront des agents du service commercial au sens plein, etc.
Après du fret en 2021 (cf. la Lettre Économique n°65), ce sera du voyageurs en 2022, avec le Bordeaux-Lyon par le Massif Central. Puis un Rennes-Toulouse et un Thionville-Lyon dans le viseur. RAILCOOP veut en outre ancrer le transport dans l’aménagement des territoires traversés, par une coopération avec les activités de chacun d’entre eux.
Si RAILCOOP existe grâce à un cadre que nous dénonçons : démantèlement du système ferroviaire, concurrence, conception Meccano® (achat des bouts par-ci par-là à des négociants qui en font du business), on notera néanmoins qu’elle investit les délaissés de ce système, en pensant un développement à partir de tout ce qui est vu comme condamné par ce système.
On peut donc penser le ferroviaire autrement.